Lettre 62 - 11/1/2015


Le terrorisme abject a frappé à Paris. Ce n’est plus suffisant de clamer que ces crimes n’ont rien à voir avec l’islam, bien que nous le croyions fondamentalement. C’est bien aussi une compréhension obscurantiste d’une partie du patrimoine calcifié qui est la cause de tous nos maux. Et il faut tout de suite la dirimer, pour que la partie ne gangrène pas le tout.



Déclaration de Ghaleb BENCHEIKH – 11 janvier 2015

Encore une fois, l’ignominie et le terrorisme abject ont frappé au cœur de Paris. Un véritable carnage. Et nous ne pouvons pas nous contenter seulement de dénoncer ces actes qui nous révulsent et de condamner leurs auteurs, sans réserve… D’ailleurs, qui dit dénoncer entraîne aussitôt qu’il faut annoncer : clamer haut et fort qu’aucune raison, si légitime soit-elle, ne saurait justifier le massacre des innocents et aucune cause, si noble soit-elle, ne prépose la terreur aveugle. Nous scandons jusqu’au ressassement ce que nous avons toujours proclamé : on ne peut pas et on ne doit pas se prévaloir d’un idéal religieux pour semer la haine.

Il se trouve que des individus fanatisés affiliés à des groupes islamistes djihadistes ont décidé de déclencher une conflagration généralisée s’étalant sur un arc allant depuis le nord Nigéria jusqu’à l’Île de Jolo. Et, l’élément islamique y est impliqué. Chaque jour que Dieu fait, des dizaines de vies sont fauchées par une guerre menée au nom d’une certaine idée de l’Islam avec toutes les logorrhées dégénérées qui usurpent son vocabulaire. Les exactions qui sont commises nous scandalisent et offensent nos consciences. L’incendie ne semble pas fixé, bien au contraire, ses flammes voudraient nous atteindre en Europe et nous brûler, chez nous, en France.

Cette guerre réclame de nous tous, qui que nous soyons, hommes et femmes de bonne volonté, mais surtout de nous autres musulmans de l’éteindre. Il est de notre responsabilité d’agir et de nous opposer à tout ce qui l’attise et l’entretient. Nous ne le faisons pas pour obéir à telle injonction ni parce que nous sommes sommés de nous « désolidariser ». Nous agissons de la sorte, avec dignité, mus que nous sommes par une très haute idée, de l’humanité et de la fraternité.

Nous ne cèderons jamais à la psychose. C’est une déclaration de résistance et d’insoumission face à la barbarie. C’est aussi notre attachement viscéral à la vie, à la paix et à la liberté. Après l’affliction et la torpeur, il est temps de reconnaître, dans la froideur d’esprit et la lucidité, les fêlures graves d’un discours religieux intolérant et les manquements à l’éthique de l’altérité confessionnelle qui perdurent depuis des lustres dans des communautés musulmanes ignares, déstructurées et crispées, repliées sur elles-mêmes.

En effet, le drame réside dans le discours martial puisé dans la partie belligène du patrimoine religieux islamique – conforme à une vision du monde dépassée, propre à un temps éculé – qui n’a pas été déminéralisée ni dévitalisée. Des sermonnaires doctrinaires le profèrent pour « défendre » une religion qu’ils dénaturent et avilissent. Plus que sa caducité ou son obsolescence, il est temps de le déclarer antihumaniste.

Au-delà des simples réformettes, par-delà le toilettage, plus qu’un aggiornamento, plus qu’un rafistolage qui s’apparentent tous à une cautérisation d’une jambe en bois, c’est à une refondation de la pensée théologique islamique qu’il faut en appeler, je ne cesse pour ma part, de le requérir et je m’étais égosillé à le dire et à le faire savoir. En finir avec la « raison religieuse » et la « pensée magique », se soustraire à l’argument d’autorité, déplacer les préoccupations de l’assise de la croyance vers les problématiques de l’ancrage de la connaissance, relèvent d’une nécessité impérieuse et d’un besoin vital. L’on n’aura plus à infantiliser des esprits ni à culpabiliser des consciences. Les chantiers sont titanesques et il faut les entreprendre d’urgence : le pluralisme, la laïcité, la désintrication de la politique d’avec la religion, l’égalité foncière entre les êtres, la liberté d’expression et de croyance, la garantie de pouvoir changer de croyance, la désacralisation de la violence, l’Etat de droit sont des réponses essentielles et des antidotes primordiaux exigés.

Ce n’est plus suffisant de clamer que ces crimes n’ont rien à voir avec l’islam. Le discours incantatoire ne règle rien, tout comme le discours imprécatoire ne fait jamais avancer les choses. Ce n’est plus possible de pérorer que l’islam c’est la paix, c’est l’hospitalité, c’est la générosité. Bien que nous le croyions fondamentalement et que nous connaissions la magnanimité enseignée par sa version standard, c’est bien aussi une compréhension obscurantiste, passéiste et rétrograde d’une partie du patrimoine calcifié qui est la cause de tous nos maux. Et il faut tout de suite la dirimer. Nous ne voulons pas que la partie gangrène le tout. Les glaciations idéologiques nous ont amenés à cette tragédie généralisée. Nous devons les dégeler. La responsabilité nous commande de reconnaître l’abdication de la raison et la démission de l’esprit dans la scansion de l’antienne islamiste justifiée par une lecture biaisée d’une construction humaine sacralisée et garantie par « le divin ». Il est temps de sortir des enfermements doctrinaux et de s’affranchir des clôtures dogmatiques. L’historicité et l’inapplicabilité d’un certain nombre de textes du corpus religieux islamique sont d’évidence, une réalité objective. Nous l’affirmons. Et nous en tirons les conséquences.

Encore de nos jours, des régimes politiques sévissent sans légitimité démocratique. Ils gouvernent en domestiquant la religion et en idéologisant la tradition. Quel crédit peuton accorder à leur participation à la coalition qui bombarde le prétendu « Etat islamique » alors que les criminels fous furieux du califat de la terreur appliquent leurs doctrines et soutiennent leurs thèses ? La monstruosité idéologique de l’EIIL, dénommée Daesch, c’est le wahhâbisme en actes, rien d’autre. C’est le salafisme dans les faits, la cruauté en sus.

Nous sommes encore à l’ère de la criminalisation de l’apostasie, des châtiments corporels, de la minoration de la femme et de la discrimination fondée sur la base religieuse. Et cela au vingt-et-unième siècle, après en avoir « mangé » une décade et demie ! Or, on ne jauge le degré d’avancement éthique d’une société qu’à l’aune du sort des minorités en leur sein. Même si, in fine, dans une société libre, laïque et démocratique, il n’y a de majorité et de « minorité » qu’au Parlement. Parce que le citoyen y est appréhendé in abstracto de l’appartenance confessionnelle ou d’autres spécificités singulières…à quand la citoyenneté pour tous, chrétiens, yézidis, bahaïs, juifs, athées ?

Un corpus polémologique virulent a existé dans la tradition islamique classique. Il est le véritable et le seul référentiel des groupes djihadistes. Il doit être totalement proscrit. Nous avons la responsabilité et le devoir de combattre la réactivation de tous les processus qui l’installent et l’érigent en commandements célestes. Il incombe aux dignitaires religieux, aux imams, aux muphtis et aux théologiens de décréter plus que son inconvenance, mais le reconnaître comme attentatoire à la dignité humaine et contraire à l’enseignement d’amour, de bonté et de miséricorde que recèle grandement la tradition religieuse. Renouer surtout avec l’humanisme d’expression arabe qui a prévalu en contextes islamiques à travers l’histoire et le conjuguer avec toutes les spiritualités et les conceptions philosophiques éclairées du progrès et de la civilisation. Il est consternant que cet humanisme soit oblitéré, effacé des mémoires et totalement occulté. Les noms d’al-Asma ’i, de Tawhidi, de Miskayawayh sont méconnus à cause d’une présentation de l’histoire disgraciée et mutilante. Il est plus affligeant encore que, dans la régression terrible que nous connaissons, ces grands noms soient ignorés de leurs propres et lointains descendants.

Savoir endiguer la déferlante extrémiste, ravaler le délabrement moral, guérir du malaise existentiel, en finir avec l’indigence intellectuelle et la déshérence culturelle. Aller vers l’universel. Ne pas s’arcbouter sur les particularismes irrédentistes. Telle est la vision programmatique pour sortir de l’ornière dans laquelle nous nous débattons. L’extrémisme est le culte sans la culture ; le fondamentalisme est la croyance sans la connaissance ; l’intégrisme est la religiosité sans la spiritualité.

L’éducation, l’instruction, l’acquisition du savoir, la science et la connaissance sont les maîtres-mots combinés à la culture et l’ouverture sur le monde avec l’amour du beau et des valeurs esthétiques pour libérer l’esprit de sa prison, polir le cœur et l’assainir de tous les germes du ressentiment et de la haine.

Gageons qu’après cette terrible tragédie, il y aura un véritable éveil des consciences afin de conjurer les ombres maléfiques de l’intolérance et du rejet pour construire ensemble, chez nous, en France, une nation solidaire et fraternelle avec un engagement commun au service de la justice et de la paix. Cette nation reconnaîtra tous ses enfants sans exclusive, sans racisme, sans ostracisme. Notre modèle de vie dans une société ouverte, libre et démocratique, respectueuse des options métaphysiques et garante des orientations spirituelles de ses membres, pourra être transmis ailleurs et devra inspirer davantage les sociétés majoritairement musulmanes. Pour peu, surtout, que les rapports internationaux ne soient plus empreints de realpolitik ni d’indignations sélectives. Faisons de cet événement tragique un avènement historique, inaugural d’une ère promise d’entente et de paix entre les nations.


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