L’âme de l’Europe a émergé institutionnellement dans les années 1950, quand des femmes et des hommes européens ont réalisé avec l’expérience de la seconde guerre mondiale, que la barbarie leur était intérieure. Elle n’a pas émergé d’un avoir commun (une race, une langue, une religion, une culture, une raison constituée toujours susceptible d’entrer en conflit avec celle des autres) mais d’un désir de paix partagé par les pères fondateurs de l’Europe. Ce désir a pris corps dans la vision d’un avenir commun pour l’Europe, inhabité par une Loi d’humanisation qui ressemble fort à celle qui est au cœur de la vocation des Artisans de Paix : « s’engager dans une voie de croissance en humanité, en s’appuyant les uns sur les autres, avec la diversité des traditions, des cultures et des nations représentées parmi eux ». Cette vision forte des pères fondateurs, artisans de paix avant que ne soit née notre association, n’est-elle pas la Raison constituante de l’Europe, son « âme » ?
L’âme de l’Europe nait et grandit dans les épreuves. Depuis 1989, année de la chute du mur de Berlin, jusqu’aux attaques terroristes récentes, l’Europe qui n’était plus menacée de destruction, n’a cessé de perdre ses repères. Ce qui risque d’anéantir son souffle fondateur, sa raison d’être ou son âme, n’est pas un ennemi extérieur, c’est son propre regard. Le moment est venu de ranimer en nous le souffle fondateur de l’Europe comme Union entre nations pour la paix, c’est une question de survie internationale. Les événements les plus immédiats nous le montrent.
Aujourd’hui encore et plus que jamais, les représentants de traditions religieuses, scientifiques, culturelles et nationales différentes, sont invités à « tisser ensemble » la Raison constituant l’Europe à mi-chemin des « deux dangers » qui selon Paul Valéry, « ne cessent de menacer le monde, l’ordre et le désordre ». L’ordre assure la permanence des structures de fonctionnement avec laquelle s’affirme une singularité. Le désordre ouvre la porte à la différence, avec le questionnement infini qui s’ensuit et demeure le cœur de la pensée européenne, depuis la naissance de la philosophie occidentale 5 siècles avant J-C. L’existence dans la durée d’un équilibre entre l’ordre et le désordre, une singularité institutionnelle et un questionnement infini, a quelque chose de miraculeux. Un miracle est toujours daté et localisé. Il suscite une action de grâce qui le recueille comme événement fondateur.
L’événement fondateur de l’Union Européenne au Congrès de La Haye en 1948
Dans « Le nouveau concert des nations », Jacques Delors fait mémoire de ce qu’il considère comme l’événement fondateur de l’Union Européenne, à savoir le Congrès de La Haye de mai 1948 : en se fondant sur l’expérience de la barbarie intérieure à l’Europe (jeu manichéen des grandes puissances, accumulation des haines et des ignorances, refus d’un dialogue vrai et expérience du déclin), les hommes et les femmes réunis à La Haye n’avaient qu’une seule hantise : « plus jamais ça entre nous ». La question de la survie de peuples inhabités par une barbarie intérieure, est la Raison constituante de l’Europe. Les débats apparus à La Haye en 1948, « récapitulent toutes les controverses, toutes les hésitations, tous les volontarismes qui allaient dominer la jeune histoire de la construction européenne, de 1948 à nos jours » remarque Jacques Delors en 1992.
La méthode communautaire qu’inaugura Monnet et que perpétua Jacques Delors, est de « créer progressivement les liens d’une interdépendance positive entre nos pays, ce qui n’empêche pas l’affirmation par chacun de sa personnalité et de ses aspirations et n’exclut pas, par conséquent, les différends et les contentieux. Mais – et là réside le changement fondamental – ce qui a été acquis est tellement précieux que la volonté existe, en dernier ressort, de trouver des compromis positifs« . « C’est la vocation de la Communauté Européenne d’appliquer aux autres pays du continent la méthode qui lui a si bien réussi. Mais, plus important encore, c’est notre éminente responsabilité que de diffuser la paix, l’échange, la solidarité. Sommes-nous résolus à relever ces défis ? Nous sommes-nous dotés des moyens suffisants pour réussir ? » écrit Delors (p.8, « Le nouveau concert européen »). L’Europe politique sera-t-elle une Union fondée sur une coopération entre États, ou une Fédération entre Etats consentant à des transferts de souveraineté aux institutions communautaires ? Ces trois questions traversent l’Europe depuis le milieu du XXème siècle.
La vocation de la Communauté à généraliser sa méthode se manifeste par l’élargissement de la Communauté. Le moyen d’entrer dans une interdépendance positive entre nations, c’est d’entrer dans un procès de démocratisation : en 1974, la Communauté se dota d’une instance d’impulsion politique (le Conseil européen), d’une représentation démocratique (le Parlement européen) et d’un outil de renforcement de la solidarité (Fonds Européen de Développement Régional). Mais ces progrès importants ne cachent pas l’inexistence de l’Europe sur la scène politique internationale : son impuissance à intervenir dans le cas de conflits internationaux comme la guerre au Proche-Orient ou à adopter une position commune aux États européens à propos des États en guerre.
C’est le personnalisme d’Emmanuel Mounier qui inspira à Monnet en son temps puis à Delors, une voie médiane entre l’individualisme forcené et le collectivisme atténué, qui sont les deux pièges d’une démocratie qui se dévoie. Cette inspiration est dans la ligne directe du message du Congrès de La Haye de 1948 : « La vocation de l’Europe est d’unir ses peuples selon leur vrai génie, qui est celui de sa diversité, qui sont celles de la Communauté, afin d’ouvrir au monde la voie qu’il cherche, la voie des libertés organisées… Sur cette union, l’Europe joue son destin et celui de la paix du monde ». Est soulignée la valorisation mutuelle des personnalités, par la connaissance de l’autre et par l’échange. L’institutionnalisation de cet exercice en commun de la souveraineté s’énonce dans le principe de subsidiarité : « l’organisation décentralisée des responsabilités, afin de ne jamais confier à une plus grande unité ce qui peut être réalisé par une plus petite« . Il obéit à deux règles : « la nécessité d’un pouvoir européen à la dimension des problèmes de notre temps » et « l’impératif vital de conserver nos nations et nos régions comme lieu d’enracinement » et donc nos langues, nos cultures et nos pratiques religieuses. Il conjugue l’autonomie de chaque État membre et sa participation qui refuse la subordination d’une entité à une autre, mais qui favorise la coopération et les synergies. Ce qui suppose une transformation des mentalités qui constitue une véritable mutation épistémologique, un bond en avant dans l’ordre de la culture.
Laisser émerger l’Âme de l’Europe en faisant mémoire de ce qui la fonde, dans la pratique des Artisans de Paix.
Donner une âme une Europe inachevée par essence n’est possible que si, individuellement en tant que citoyens et collectivement en tant que nations, tous inachevés par essence, nous laissons émerger notre propre âme. Ainsi la France est-elle invitée à donner chair à la devise républicaine, évacuant la conception idéologique abstraite qui est encore celle des droits de l’homme. L’initiateur du politique, en effet, c’est le contrat social : nous sommes en face d’individus abstraits qui doivent se répartir des biens. Or ce qui manque au principe du contrat, c’est la capacité de s’incarner dans une société historique. Ce qui manque à la devise républicaine, c’est une pratique symbolique qui soit une véritable initiation aux principes qu’elle pose. Comment peut-on passer d’un contrat anhistorique à un contrat passé dans la vie, rejoignant notre désir de bien vivre ? On ne peut rejoindre le « vivre bien » que s’il s’articule avec le « vivre bien » des autres et rejoint le « vivre ensemble », avec les évaluations fortes de chacun et de tous. Comment donner de la durée au vivre ensemble ?
Ne pouvant être comprise par aucune définition, l’âme de l’Europe, des nations ou des personnes, obéit à une logique de la Relation qui est une expérience de surgissement de la Parole face à l’innommable et de sa traduction dans des institutions dont la vérité est à faire. Si nous considérons le Congrès de La Haye de 1948 comme fondateur d’une expérience de vérité à faire en Europe, nous devons nous demander quelle est la symbolique susceptible de devenir pour l’Europe et pour les autres peuples de la terre, un chemin de connaissance mettant en tension la croissance (économique, politique, territoriale) et sa limitation (la maîtrise de la maîtrise) – principe de liberté -, l’autonomie (de chaque nation ou de chaque région) et sa participation refusant la subordination d’une entité à une autre – principe d’égalité -, l’identité unique (de l’Europe comme de chaque nation) et sa pluralisation (en nations, en régions conservant chacune, son identité propre) – principe de fraternité – ?
Cultiver la sagesse pour accéder à une authentique liberté
La liberté est une réalité biface où il est question de naître à soi-même comme à un autre, par le jeu d’une réflexion faisant retour à la puissance originelle de ce qui est, la laissant advenir dans l’impassibilité avec ce qui se trouve requis de passion.
Nous ne connaissons cette excellence qu’en chemin, car c’est au jour le jour que nous sommes appelés à sa réalisation, à travers les petits pas du quotidien. Mais vécus dans la Paix, nos petits pas peuvent devenir de grands pas, comme ceux du petit Poucet qui a mis ses petits pieds dans les bottes du géant. Nos contes sont pleins de sagesse, il nous faut continuer de les raconter à nos enfants.
Pratiquer un « œcuménisme de la liberté » pour vivre une véritable égalité
L »œcuménisme de la liberté », expression empruntée à Gwendoline Jarczyk, est ce qui manque à l’idée de tolérance pour qu’elle soit vraiment spirituelle. Elle manque à l’idée de contrat pour qu’il soit créateur de lien social. Elle manque à la devise républicaine française qui considère la liberté, la fraternité et l’égalité comme si elles étaient déjà advenues indépendamment de toute initiation symbolique.
L’« itinéraire œcuménique » et l’« itinéraire interreligieux » que pratiquent les Artisans de Paix, supposent une initiation symbolique qui conduit de l’idée pauvre de tolérance à l’idée riche d’unité plurale où chacun goute, et pour cela, suppose qu’il y a une visée commune à la vérité de l’autre et à la sienne propre. Au cours de cet itinéraire, ce que je crois être la vérité et qui est figé, se défait. Je suis conduit à l’idée d’un fond sans fond, d’une parole plus primitive que ma propre parole qui pose le problème de la traduction : comment traduire dans mon système linguistique, le système de l’autre ? Car ce fond sans fond est celui de l’âme qui a besoin de l’œuvre pour prendre forme. Il a besoin de la diversité des langues pour ne s’identifier à aucune et se chercher en chacune. Ce qui ne veut pas dire que la vérité soit relative, mais qu’elle est relationnelle.
Dans la perspective d’une âme pour l’Europe, chaque nation, chaque région est une œuvre spécifique et autonome, exprimant par sa diversité, l’égalité de toutes. L’âme de l’Europe est une source qui coule de vasque en vasque, chaque nation et chaque région la recevant à la mesure de sa contenance sans syncrétisme, ni relativisme des valeurs. La tendance des régions sera de forcer les parois de la vasque, ce qui tendra à inclure ou à exclure, à faire prévaloir la vasque par rapport à la source.
La relation des nations et des régions autonomes à l’âme de l’Europe, est une relation de participation, compromis fragile entre l’excès de l’âme et la limite des territoires. L’idée de tolérance en effet, peut toujours basculer vers l’indifférence et le relativisme, où les différences paraissent indifférentes. Et l’âme de l’Europe alors, s’éteint.
S’ouvrir à l’altérité intérieure pour qu’une fraternité prenne corps
Marie Balmary fait une critique des droits de l’homme, tels qu’ils sont écrits dans la déclaration universelle de 1948. Elle remarque que les humains y sont déclarés « doués de raison et de conscience », comme si ces facultés étaient immédiates, sans initiation, ni croissance. L’humanité y est considérée comme accomplie, sans origine et sans fin.
Pour respecter l’article n°1 de la déclaration, « agir envers les autres dans un esprit de fraternité », il faut qu’il y ait des fondations de l’homme en amont des droits de l’homme : des mythes de l’homme, des lois de l’homme, où se trouverait fondée la fraternité des hommes.
Les religions retrouvent alors droit de cité dans la sphère publique, sans que rien ne soit ôté des acquis de la laïcité. Simplement celle-ci ne peut plus exclure les religions de la sphère publique, car ces dernières sont porteuses de la mémoire symbolique de l’humanité, l’initiant au paradoxe de la transcendance susceptible de se manifester ici et maintenant, rassemblant des éléments qui par ailleurs, s’excluent. Ainsi c’est le monde symbolique des traditions monothéistes qui nous initie au mystère de la personne : l’altérité intérieure où un + un = un, l’unité plurale des Artisans de Paix qui est l’âme de l’Europe.
Cette altérité intérieure exprime le mouvement de l’infinité des traditions monothéistes qui s’est greffé selon Olivier Abel, sur l’idée indo-européenne de la structure des échanges. N’oublions pas que dans la mythologie grecque, Europe est la fille du roi de Tyr… Si cette greffe constitue le génie de l’Europe, c’est son mystère qu’il nous faut laisser se déployer dans le laboratoire d’une âme pour l’Europe que constitue l’association Artisans de Paix.
Paula KASPARIAN
Présidente d’Artisans de Paix. Docteur-ès-lettres en Philosophie.
Docteur-ès-sciences économiques en Épistémologie et Histoire de la Pensée.